Le féminisme et ses « vagues »

Depuis de longues décennies, c’est une jolie métaphore qui accompagne les mouvements féministes : pour relater les mobilisations en faveur de l’égalité, on parle de trois voire quatre « vagues », chacune affichant un visage singulier. Retour sur 100 ans d’histoire en compagnie de Danielle Ravel, une arrière-grand-mère « très » active, en phase avec son temps.

 

Un féminisme de l’égalité

Au tournant du XIXe et du XXe siècle, les femmes luttent pour réformer les institutions et obtenir des droits civiques. Vous l’ignorez peut-être, mais à ce moment-là de l’histoire, la femme n’est pas considérée comme une personne au point de vue légal, le Code civil la plaçant sous la tutelle d’un père ou d’un mari. Si les deux guerres mondiales – au cours desquelles elles démontrent leur pleine capacité à assumer les mêmes fonctions et responsabilités que les hommes – conduisent grandement à faire évoluer leur position, cette première vague se concrétise grâce aux suffragettes. Ce sont elles qui conquièrent le droit de vote, le droit d’occuper des fonctions publiques et la reconnaissance de leur statut de « personne » à part entière. Mais pas sans heurts. Si de nombreuses associations, nationales et internationales, se constituent, certaines militantes très activistes perpétuent des actes d’une grande violence. Arrestation, emprisonnement, grève de la faim… les suffragettes suscitent la sympathie du public alors qu’elles s’en prennent à tous les symboles de la suprématie masculine. Elles obtiennent finalement en Angleterre le droit de vote en 1928. Il faudra encore attendre 1944 pour que vienne le tour de la France. Ces pionnières portaient un projet féministe collectif et global, en lien avec le social. Un projet qui permettra aux futures générations d’accéder à l’éducation, à l’emploi et surtout à l’émancipation. « J’ai suivi une formation de dactylo, un métier que j’ai exercé quelques années avant de me marier et de fonder une famille. J’ai décidé de ne pas travailler pour élever mon fils, mais j’avais le choix ! Et c’est la différence. Les femmes de ma génération ont eu accès aux études et à une carrière grâce aux actions de nos grands-mères et arrière-grands-mères », témoigne Danielle.

 

Des militantes et des théories divergentes

Quand on lui demande comment on vivait dans les années 1950-1960, c’est-à-dire mieux ou moins bien, la réponse est sans équivoque. « C’était différent ! » On veut bien la croire. « Je suis née en 40, donc j’étais adolescente. J’ai grandi dans une famille progressiste. J’étais autonome, j’ai fait des études, j’avais des amies et des amis ! Les femmes de la famille étaient tout à fait bien considérées », ajoute-t-elle. « Je me souviens d’une anecdote qui vous fera sûrement sourire. Je me rendais à l’école à vélo, je préférais porter des pantalons bien plus confortables et pratiques qu’une jupe pour traverser la ville bien que cela nous fût interdit. J’avais eu droit à une remontrance de la proviseure. Mais j’ai continué quand même ! Cela semblerait invraisemblable que l’on interdise à une jeune fille de porter un pantalon aujourd’hui ». Formée dans les années 1960, la deuxième vague du féminisme révèle en effet une profonde mutation des mœurs et des représentations. Et surtout, les femmes de tous milieux se mobilisent pour obtenir la liberté de disposer de leur corps, concernant la contraception et l’avortement. En 1967, les femmes accèdent au droit de contraception, puis à l’avortement en 1975 en dépit des critiques virulentes. « On ne parlait pas de sexualité aussi librement qu’aujourd’hui avec nos parents, mais j’ai toujours été pour le droit à la contraception. C’était terrible ce qui se passait avec les avortements clandestins ». Danielle se souvient d’ailleurs du discours de Simone Veil prononcé à l’Assemblée Nationale en faveur du projet de loi IVG. « Je voudrais vous faire partager une conviction de femme, je m’excuse de la faire devant une assemblée presque exclusivement composée d’hommes, aucune femme ne recourt de gaieté de cœur à l’avortement. » Des mots forts qui parlent à toutes les femmes de la génération de Danielle. À partir des années 1970, les courants féministes divergent et structurent cette deuxième vague autour de trois théories : le féminisme matérialiste, le féminisme différentialiste et le féminisme de lutte de classes.

 

Le post-féminisme

En parallèle, le black feminism porté par Angela Davis ou encore Audre Lorde, Patricia Hill Collins et Bell Hooks lance une troisième vague aux États-Unis et opère un tournant radical en dénonçant une oppression simultanée de race, de classe et de sexe.

Légalement, les femmes jouissent désormais des mêmes droits que les hommes et peuvent disposer de leur corps, mais les mentalités et les représentations sont prégnantes.

Elles luttent donc désormais pour la sauvegarde des libertés conquises. Bien qu’elles s’intéressent aux enjeux concernant les inégalités entre les femmes, les identités sexuelles et l’éclatement de la notion même de « femme », elles mènent une multitude de combats, souvent fragmentés et moins unitaires que ceux de leurs prédécesseurs. On cherche à déconstruire les rôles « genrés » avec les naissances des mouvements Queer puis LGBT (Lesbian, Gay, Bisexual and Transgender people). Alors que le féminisme redevient à la mode, que les partis politiques hurlent à la parité, comment gérer ou non son propre féminisme ? « Le féminisme, c’est une question très difficile. Je ne me considère pas comme féministe, bien sûr je défends le droit des femmes, mais je ne comprends pas la violence véhiculée par certaines qui insistent sur la différence entre hommes et femmes plutôt que sur l’égalité », confie Danielle.

 

La nouvelle vague

Elles sont écologistes, anticapitalistes, féministes. Elles l’assument et le revendiquent. Une conviction pas toujours partagée par leurs mères ou leurs grands-mères. « C’est vrai que l’on a souvent en tête l’image de la féministe aigrie, qui hait les hommes, sourit Danielle. Pourtant, c’est nous qui avons inculqué ces valeurs à nos enfants. » Pour la sociologue et féministe Aurore Koechlin, auteure de La Révolution féministe, #MeToo a certes bousculé radicalement les codes, la question des violences sexistes signant l’arrivée de la quatrième vague, mais le mouvement s’inscrit surtout dans le prolongement d’une expression née en Amérique latine avec la première manifestation Ni una menos, suite au féminicide de Chiara Páez le 10 mai 2015 en Argentine. Suivie des luttes pour le droit à l’avortement en Pologne à l’automne 2016, en Islande et en Argentine avec le foulard vert pañuelazo verde au printemps 2018 ; au sein du mouvement étudiant en Afrique du Sud, puis au Chili. Aux États-Unis avec les Women’s Marches à partir de 2017. « Ce sont des combats très importants qu’il faut mener, on ne peut pas revenir en arrière ! », commente Danielle. Toujours selon Koechlin, la création du collectif « Nous toutes » en 2018 aurait permis de dépasser les clivages qui affaiblissent le mouvement féministe depuis 2012 en se centrant sur la question des violences. « C’est triste, si j’ai eu la chance de ne pas subir de violence sexiste dans ma vie privée ou professionnelle, beaucoup de femmes en ont souffert, et ce n’est pas normal ». Le féminisme, ou plutôt les féminismes, dans leur diversité́, resteront, quoi qu’il en soit, longtemps d’actualité́.